La Côte de granite Rose

24 avril 2022

La Côte de granite Rose (Bretagne Septentrionale) par Yannick Lageat

1. Introduction

C’est en 1926 qu’un “organe de liaison et d’information des plages de Perros-Guirec, Trégastel et Trébeurden”, intitulé Granit Rose, désigna une entité touristique dont la naissance remontait à une quarantaine d’années. On s’est gaussé d’une géographie du tourisme qui accorderait un poids excessif au déterminisme naturel dans l’émergence du “balnéotropisme”. Or, dès l’origine, l’image de ces trois stations a été étroitement, et promotionnellement, associée à des modelés ruiniformes. La dénomination de “Côte de Granite rose” relève de fait plus de l’argument touristique que de la rigueur scientifique, et il importe de se pencher plus avant sur un géomorphosite qui, près d’un siècle après son “invention”, souffre d’une insuffisante valorisation.

Vue du site de Ploumanac’h au début du XXe siècle (collection personnelle)

2. Contexte géographique et géologique

L’intrusion granitique de Ploumanac’h, de forme elliptique (12,4 x 7,7 km) couvre une superficie de 35 km2, compte non tenu de l’estran dont l’extension considérable est due à la conjonction d’une forte amplitude de la marée et du plongement progressif en mer
d’une “plate-forme à écueils”. D’un âge stéphanien (293 ± 15 Ma), donc tardi-hercynien, ce pluton appartient à la “traînée moniliforme de granites rouges”, qui s’étire de l’Aber-Ildut à Flamanville. En fait, le complexe trégorrois, résulte de l’emboîtement de trois unités principales qui sont, par ordre chronologique et de l’extérieur vers l’intérieur, constituées, selon M. Barrière (1977) :

  • de granites rouges à gros grain témoignant d’une injection forcée
    dans des terrains encaissants granito-gneissiques ;
  • de granites roses et violâtres à grain fin mis en place, à la faveur de
    décollements successifs, sous forme de feuillets subhorizontaux ;
  • de granites gris à grain très fin présentant un dispositif en coupole
    asymétrique surbaissée.

Carte géologique du complexe (adaptée de M. Barrière, 1977)

Alors que le socle métamorphique, élément de la “plate-forme du Trégor”, à une altitude voisine de 100 m, se termine vers la mer par une côte à falaises élevées dont la base porte les marques de l’abrasion marine, des gradins d’érosion étagés ont été façonnés aux
dépens de l’intrusion granitique en contrebas de la surface culminante :

  • au pied d’un abrupt en forme d’arc de cercle, un gradin intermédiaire revêt l’aspect d’un plan incliné, à des altitudes comprises entre 70 et 40 m, tranchant indifféremment les matériaux rocheux des deux premières unités qui sont nivelés sur une profondeur de l’ordre de 3 à 5 km. Le talus, par lequel la topographie initiale domine ce palier, suit fidèlement la limite externe, et une telle correspondance ne s’explique vraisemblablement pas par l’action mécanique ;
  • le gradin marginal, à une altitude inférieure à 20 m, correspond clairement à la partie émergée de la “plate-forme à écueils” décrite dans le Trégor par Battistini et Martin (1956), où elle est émergée dans sa partie interne, entre 0 et 15-20 m, et immergée dans sa partie externe.

Coupes au travers du complexe (Lageat, 1981)

Le paradoxe est que, seuls, ont accédé à la renommée les granites “rouges” qui n’affleurent qu’aux deux extrémités d’un littoral, alors que ce ne sont pas moins de sept faciès qui s’observent à l’affleurement, dont cinq ont fait l’objet d’une extraction active en raison de leur débit par un réseau serré de diaclases tardives. Par contraste, leur espacement au sein des granites “rouges” a autorisé le dégagement de volumes qui font le pittoresque des sites les plus externes du complexe.

3. Les formes du relief

Les paysages les plus insolites sont associés aux modelés ruiniformes, ordonnés suivant un réseau géométrique de discontinuités plus lâche propre aux granites externes à gros grain lorsqu’ils affleurent au voisinage du littoral en trois sites, Ploumanac’h, en Perros-Guirec, Trégastel et Trébeurden, où “des milliers de rochers gigantesques aux formes arrondies s’accumulent en des amas extravagants, dans lesquels l’imagination des touristes a naturellement trouvé des figures et des ressemblances”. Ainsi s’exprimait Félix Le Dantec (1905), professeur de biologie à la Sorbonne, que les vacances universitaires ramenaient en Pleumeur-Bodou, commune qui, en l’absence d’affleurements de granites externes, est significativement demeurée un angle mort dans l’espace touristique.

Il ne fait guère de doute que c’est à la mer qu’est dû le dégagement des volumes rocheux épargnés par la décomposition, et l’on peut, à titre de comparaison, et, après leur révélation, les boules ont continué à évoluer en surface par météorisation, leurs sommets
étant troués de vasques et leurs parois burinées par des cannelures. Il est aisé de vérifier que les microformes sont encore fonctionnelles puisqu’un simple frottement suffit à provoquer un détachement particulaire. Le gel ne saurait être, en l’occurrence, invoqué dans l’ambiance climatique du littoral armoricain, et la désagrégation granulaire est d’évidence favorisée par l’action des sels dont l’efficacité peut d’ailleurs être démontrée sur une des faces exposée aux embruns marins d’une ancienne poudrière à Ploumanac’h, les blocs de granite étant en retrait par rapport au ciment qui les joint. L’approfondissement des vasques et des cannelures est entretenu par la collaboration de l’eau, selon qu’elle stagne ou qu’elle ruisselle temporairement.

Il peut arriver que la position insolite de ces microformes nous renseigne sur les basculements qu’ont subis certains blocs, dont l’un a même été retourné sur la plage du Coz Pors en Trégastel.

La plage de Coz Pors à Trégastel, avant et après mars 1920 (collection personnelle)

On ne devrait toutefois parler de “chaos” que pour désigner les boules accumulées dans les fonds de vallées et qui ont été libérées des altérites qui les emballaient par l’incision : seul répond à cette définition le vallon des Traouiéro inscrit dans le palier intermédiaire.

Le chaos du Petit Traouëros, par Mathurin Méheut

La vitesse à laquelle progresse la désagrégation peut être exceptionnellement mesurée sur le menhir de Saint-Uzec, en Pleumeur-Bodou, dont une paroi associe deux générations de microformes : des vasques prémégalithiques et des cannelures postérieures à l’érection.

Le menhir de Saint-Duzec (Pleumeur-Bodou)

La vitesse de creusement mesurable depuis quelque 5 000 ans indique qu’en raison de leurs dimensions moyennes mesurées sur 250 échantillons (640 x 440 x 220 mm), les cuvettes du site de Ploumanac’h n’ont pu être évidées au cours des seuls temps postglaciaires. Les blocs ayant probablement été révélés à la faveur de la transgression éémienne, ces microformes ont pu fonctionner pro parte comme des “nids de gel” au cours du Weichsel avant leur fossilisation par des limons éoliens au Pléniglaciaire (Lageat et al.,
1994).

4. L’évolution géomorphologique

Le complexe de Ploumanac’h est en creux par rapport à l’encaissant, “victime d’une altération différentielle continentale” (Godard, 1977), et la “plate-forme du Trégor”, surface d’aplanissement conservée à une altitude voisine de 100 m, se termine par un abrupt en arc de cercle qui exploite les contrastes de résistance entre le socle métamorphique et l’intrusion plutonique. Plus attentifs à l’échelle moyenne qu’au détail des formes de déchaussement, de Martonne et Robert (1904) s’étaient interrogés sur l’étagement des plates-formes dont ils signalaient qu’“il y aurait grand intérêt à (les) étudier de plus près, et à voir si elles ne portent pas les traces du séjour de la mer.” De fait, un très beau lambeau de surface d’abrasion marine subsiste, à 30 m, au sommet de l’Île-Grande, où s’observent des galets parfaitement roulés. L’âge le plus récent de son façonnement peut être rapporté à un stationnement du niveau marin qui, au Plaisancien (3,3-2,9 Ma), se serait tenu entre 12 et 32 m, avec un intervalle de confiance de 95 % (Miller et al., 2012). On a pu, à ce propos, s’étonner de l’anomalie représentée par la position apparemment déprimée de ces granites gris-bleu centraux à grain fin (Rondeau, 1958, 1978), qui, en fait, correspondent au toit d’une coupole dégagée au sein d’un dispositif en pelures d’oignon.

Contact entre la surface intermédiaire et la plate-forme inférieure près de la Grève-Blanche (Trégastel)

Par contraste avec ce plan dénudé, sont conservés, sur le palier intermédiaire, entre la surface du Trégor et la “plate-forme à écueils”, des manteaux d’altération d’épaisseur décamétrique qui n’auraient pas manqué d’être déblayés si la mer avait visité, pour ne
pas dire façonné, ce niveau étagé, et ils n’auraient pas pu se reconstituer depuis le Pliocène.

Pour que les carrières de granite rouge de La Clarté soient ouvertes, il faut donc que le front de crypto-altération soit nettoyé avant qu’elles puissent fournir d’énormes blocs cubiques ou parallélépipédiques. Au contraire de la basse surface, les volumes rocheux sains n’ont donc pas été débarrassés par la mer des matelasd’arènes qui les emballaient, et l’altération y est nécessairement antérieure aux ultimes stationnements pré-quaternaires.

En creux par rapport à son encaissant, l’intrusion fait, au contraire, nettement saillie dans la mer, à l’exemple du massif congénère de Flamanville : les granites se comportent comme des roches mécaniquement dures au regard des gneiss auxquels la mer s’est attaquée avec plus de succès, et la côte de dénudation fait place à ses deux extrémités à une côte d’ablation (Lageat, 1981).

Le littoral granitique s’explique par le seul nettoyage par la mer d’un ancien manteau de décomposition d’origine continentale, dont le front d’altération irrégulier a été révélé grâce à sa coïncidence avec des niveaux marins interglaciaires. Le travail des vagues s’est
donc limité ici à un simple déblaiement, même si les estrans artificiels de l’archipel de l’Ile-Grande permettent d’observer un polissage depuis leur abandon par les fendeurs de pierre. D’ailleurs, cette exportation ne concerne pas seulement des arènes in situ, mais
également des formations superficielles mises en place au cours des périodes froides du Pléistocène : convois de solifluxion à blocs, de type head, et, surtout, limons éoliens, dont l’accumulation en périodes de régression marine a obligé la mer, à son retour, à reprendre son travail d’évacuation, travail qui n’est pas achevé car, en divers endroits, le sentier piétonnier est menacé par le recul d’une falaise meuble.

Retrait de la falaise dans les dépôts loessiques

Le long de cette côte typiquement “contraposée”, ce déblaiement a eu pour corollaire une redistribution par la mer des diverses fractions granulométriques selon le degré d’exposition des sections littorales, et leur accumulation sous forme de marais maritimes en situation d’abri, de plages de pente variable selon la taille de leurs constituants minéraux, voire de cordons de galets nourris par les gélifracts des heads… ou par les déchets des carrières des estrans.

5. La promotion touristique

Bien avant que la première carte géologique ait individualisé, en 1909, le granite rouge au sein du complexe, les peintres avaient planté leur chevalet au milieu de la pelouse littorale, contribuant à révéler la singularité des modelés ruiniformes de Ploumanac’h.

« La palette du peintre », île Renote

Dans ce lieu d’expérimentation, “pittoresque”, c’est-à-dire, étymologiquement, “digne d’être peint”, ils furent nombreux, issus de courants picturaux différents, à en donner les interprétations les plus variées, les arabesques nabies le disputant aux facettes du cubisme.

L’oratoire de Saint-Guirec, par Albert Clouard

Mais c’est un écrivain lannionnais, le futur académicien Charles Le Goffic qui, s’insurgeant contre “l’inconscient vandalisme des carriers et des fantaisies des villégiateurs”, fut chargé, au début de l’année 1901, par le préfet des Côtes-du-Nord, de dresser la liste des rochers à protéger sur le littoral de Trégastel et Perros-Guirec. Fait remarquable, la première association “loi de juillet 1901” fut le “Syndicat artistique de protection des sites pittoresques de Ploumanac’h”. Fondé dès le 20 août, il se fixait pour objectif, dans son article premier, de les préserver “de la destruction et de la vulgarisation qui les menacent à bref délai.”

Il fallut toutefois attendre 1912 pour qu’une première parcelle bénéficiât d’un classement, et 1925 pour que fût créé le “Parc municipal de Ploumanac’h”, et ce n’est que progressivement que les principaux amas de boules furent préservés en Perros-Guirec, Trégastel et Trébeurden. Le souci de protection s’est encore plus récemment accompagné d’une mise en valeur touristique. Victime de son succès, le site ploumanacain, qui couvre désormais 86,5 ha, a été l’objet d’une fréquentation massive et anarchique qu’il a fallu maîtriser : des écocompteurs disposés en plusieurs endroits du site permettent d’évaluer à quelque 700 000 le nombre des promeneurs qui en font le deuxième site naturel le plus visité de Bretagne après la pointe du Raz.

La dégradation de la pelouse littorale était telle que le Conservatoire du Littoral, qui en est désormais le propriétaire, décida, en 1996, non seulement de réhabiliter les secteurs érodés, mais, désormais, de canaliser les visiteurs, en mettant à leur disposition un livret intitulé “À la découverte des sentiers piétonniers de Ploumanac’h”. Pourtant, les enquêtes révèlent une demande insatisfaite du public. Invités à fournir trois réponses, 92 % des visiteurs placent en tête de leurs motivations “la beauté du site”, 70 % “la découverte des rochers”, et 56 % “la promenaderandonnée”, mais ils sont 82 % à déplorer une information insuffisante, et ces lacunes concernent majoritairement (64 %) “la formation des chaos granitiques” (in Lageat, Nicolazo, 2009).

6. Conclusion

Il conviendrait que les géomorphologues répondissent aux attentes, clairement exprimées, des visiteurs en leur proposant une découverte de l’intrusion granitique dont l’intérêt ne se limite pas au seul pittoresque des “rochers de granit rose”. Après l’invention et la protection doit venir le temps de l’information. Un effort doit donc être consenti pour proposer aux gestionnaires des sites des guides qui soient intelligibles sans recours au sésame qu’est trop souvent le concept d’érosion, et les visiteurs ne sauraient d’évidence se satisfaire d’une présentation aussi approximative que celle qui est proposée par le Conservatoire du Littoral lui-même : “Le granit qui compose ces blocs est une roche vieille de plus de 300 millions (…) Au fil du temps, soumis aux incessantes agressions de l’eau et du gel, les blocs se sont érodés, formant ces amoncellements spectaculaires que l’on peut contempler sur le site.” C’est malencontreusement une des difficultés de la vulgarisation de la géomorphologie que de familiariser un public profane avec l’emboîtement des échelles de temps.

Références

Barrière M. (1977) Le complexe de Ploumanac’h (Massif armoricain). Essai sur la mise en place et l’évolution pétrologique d’une association plutonique subalcaline tardi-orogénique. Thèse de Géologie, Université de Brest.
Battistini R., Martin S. (1956) « La “plate-forme à écueils” du nordouest de la Bretagne ». Norois, 10: 147-161.
Godard A. (1977) Pays et paysages du granite. Introduction à une géographie des domaines granitiques. Le Géographe, P.U.F., Paris.
Le Dantec F. (1905) Le Conflit. Entretiens philosophiques. Librairie A. Colin, Paris.
Lageat Y. (1981) « Contribution à la connaissance de la porosité des roches cristallines ». Physio-Géo 1: 3-33.
Lageat Y., Nicolazo J. (2009) « L’invention de la Côte de Granite Rose (Bretagne) et les étapes de la valorisation d’un géomorphosite ».Bull. Assoc. Géogr. Franç., 2: 124-135.
Lageat Y., Sellier D., Twidale C.R. (1994) « Mégalithes et météorisation des granites en Bretagne littorale, France du Nord- Ouest ». Géogr. Physique et Quaternaire 48: 107-113.
Le Goffic Ch. (1920) « Alerte pour Ploumanac’h. Un des plus renommés paysages de Bretagne est menacé ». Bull. Soc. Protection des Paysages de France 86: 12-14.
Martonne E. de, Robert E. (1904) « Excursion géographique en Basse-Bretagne (Monts d’Arrée-Trégorrois) ». Bull. Soc. Scient. Et Méd. de l’Ouest, XIII: 293-334.
Miller K.G. et al. (2012) « High tide of the warm Pliocene: implications of global sea level for Antarctic deglaciation) ». Geology 40 : 407-410.
Rondeau A. (1959) « Corse et Bretagne : à propos du modelé granitique de la région de Trégastel (Côtes-du-Nord) ». Norois 20: 451-457.
Rondeau A. (1978) « Sur le comportement des leucogranites (ex- “granulites”) en milieu littoral ». Bull. Assoc. Géogr. Franç. 449: 47-49.