La côte de granite rose en littérature par Francis Favereau Guingamp
C’est dans la seconde moitié du 19ème siècle que la côte de granite rose entre en littérature, du moins dans la grande littérature en langue française.
Cette entrée se fait d’ailleurs par la grande porte puisque ce sont les noms des écrivains bretons majeurs de l’époque qui en furent les hérauts. Dans le sillage du romantisme se développe une mode du tourisme littéraire (Flaubert, Stendhal ou plus tard De Heredia etc.) dans la terre des peintres que sera la pittoresque Bretagne.
Mais indépendamment de la vogue des côtes armoricaines en général, plus accessibles depuis l’arrivée du chemin de fer, ce sont des enfants du pays qui vont attirer les regards puis les touristes sur la côte lannionaise. Trois noms se détachent, tous donnés en leur honneur à des collèges ou lycées costarmoricains : Renan, Le Goffic et Le Braz.
Ernest Renan, natif de Tréguier (1823-1892), éminence du collège de France, compte pour écrivains et artistes en vue du milieu parisien où il évolue ; il participe à de fameux dîners avec les plus connus (Sainte-Beuve, Flaubert, George Sand, les Goncourt), avant d’organiser ses « dîners celtiques » (avec le Trégorrois Quellien ou le folkloriste Sébillot notamment), alors que son ouvrage sur la poésie des « races celtiques » lui assure une notoriété internationale. Plus tard, installé l’été à Rosmapamon en Louannec (limite est de la côte de granite rose avec le lieu-dit Nantouar en vue du port de Perros), il y reçoit des célébrités comme Barrès, mais aussi d’autres Bretons comme Le Goffic ; certains ont évoqué cette côte alors peu fréquentée en cette fin de siècle, alors que Renan confiait à Barrès en 1886 un souvenir de 1830 au manoir de Trovern en Trébeurden chez sa tante : « Je vois encore notre banc de pierre abrité de la brise, et les vagues qui se pressaient. Je lisais Télémaque… Et une vieille femme accourut disant : « Ar revolution so e Paris ! La révolution est à Paris ! ».
Charles Le Goffic (1863-1932), natif de Lannion, est attiré dès son jeune âge par la côte de ses vacances ; il s’installe à Run Rouz en Trégastel en 1887. Parmi ses oeuvres, son crucifié de Keraliès se réfère, par exemple, à Landrellec (en Pleumeur-Bodou). Futur académicien, il anime en tant qu’écrivain régionaliste un cercle d’écrivains poètes à Perros-Guirec (autour de Ploumanach et La Clarté) qui assurent l’été venu conférences (de Le Braz notamment) et concerts (avec Théodore Botrel). Ces artistes et littérateurs participent directement à la promotion touristique de la côte « lannionaise » (liée au syndicat d’initiative de Lannion). Ainsi en 1910 fait-on apposer sur un gros rocher caractéristique de Trégastel (Roche des Martyrs, alias Roche des Poètes) des médaillons de ces écrivains au faîte de leur renommée (dont Le Goffic, Le Braz).
Anatole Le Braz (1859-1926), « fils des monts adopté par la mer », installé au Port-Blanc (en Penvénan entre Perros et Tréguier), n’a pas manqué d’évoquer la côte de granite rose et ses îles dans de multiples titres marqués par l’amour du pays et de ses traditions bretonnantes. Parmi ces « légendes de la mort des Bretons armoricains », retenons celle d’une commissionnaire de l’Île-grande, la seule qui nous soit également connue intégralement en breton :
« Marie-Job Kerguénou était commissionnaire à l’Île Grande, en breton Enès-Veur, sur la côte trégoroise.Une fois la semaine, le jeudi, elle se rendait à Lannion, pour le marché… C’était miracle que la vieille et son équipage ne fussent pas restés vingt fois en détresse dans la route de grève, coupée de fondrières vaseuses et semée de roches, qui, aux heures de mer basse, met l’île en communication avec le continent… »
Dès la fin du 19ème siècle, la côte de granite rose est appréciée des étrangers, dont divers écrivains. Ainsi, Joseph Conrad séjourna à l’Île-Grande en 1896 et il y entama son roman « La Rescousse » (achevé près de vingt ans après), comme l’a évoqué plus récemment l’écrivain trégorois Jean-Pierre Le Dantec dans sa propre fiction.
Un écrivain emblématique de Trébeurden est le poète écossais Kenneth White (né en 1936), chantre d’une « géopoétique » qui a fait le tour du monde, alors qu’il recense parfois, comme dans House of tides (La maison des marées) paysages, faune et flore.
Dans un genre très différent, Jörg Bong, alias Jean-Luc Bannalec, créateur du célèbre commissaire Dupin, dont raffolent les Allemands et qui a été popularisé par des téléfilms, a pris la côte de granite rose pour cadre dans « Les disparus de Trégastel » :
« Trégastel… Brise légère, bleu lumineux du ciel allié au turquoise de la mer, au rose du sable. Et à ces fantastiques rochers de granit rose parsemant la côte qui ont donné à cette région des Côtes-d’Armor son nom poétique. Un spectacle d’une beauté à couper le souffle pour un tête à tête en amoureux. Dupin et Claire sont en vacances. Deux semaines entières. Le bonheur ?… »
C’est que, dit l’auteur du lieu, « il y a une force et une énergie stupéfiante, étonnante. C’est dû au granite ! Quand je suis ici, je me sens plein d’idées, d’inspirations. C’est très fort et particulier ».
Autre exemple, plusieurs polars de Franck Thilliez mènent le lecteur en Trégor, passant par l’Île-grande (Pleumeur-Bodou) et Ploumanac’h (en Perros-Guirec), « région qui m’inspire », dixit l’auteur.
Nombreux sont, en effet, depuis plus d’un siècle, les narrateurs qui ont pris pour décor ou simplement évoqué ces paysages, à l’instar des auteurs d’un récent recueil de nouvelles du Trégor, « Le Dragon Rouge » (2020), autour d’un auteur bien connu, Loïc Le Guillouzer, qui fut l’édile de Trégastel, à côté de Poivre d’Arvor, gloire du lieu, très attaché au granite rose.
Moins loin qu’on pourrait le penser des préoccupations littéraires de l’époque, diverses gwerzioù (complaintes dramatiques chantées en breton, à côté d’autres imprimées sur feuilles volantes) ont eu pour cadre la côte de granite rose avec pour sujet plusieurs naufrages qui marquèrent durablement les esprits. L’une fut recueillie par Luzel au manoir de Renan en cette fin du siècle précédent (1885). Elle relate le naufrage d’un bateau de goémonier au 18ème siècle sous le titre Ar vag beuzet (Le bateau noyé), donné par Luzel qu’il l’a recueillie auprès d’une chanteuse populaire, Marguerite Scrignac. Il s’agit (selon l’étude récemment publiée de Daniel Giraudon) d’un naufrage qui eut lieu en février 1750. Partis de la grève de Keraliès pour le ramassage du goémon sur le rocher plat (padell) de l’île Morvil au large de Pleumeur-Bodou, le naufrage fit plusieurs victimes citées dans la gwerz.
Plusieurs naufrages sont évoqués dans d’autres compositions, tel celui survenu en 1806 de retour des Sept-Îles où les Perrosiens étaient allés au goémon (d’ar Jentilez d’ober bizin).
Un autre drame identique eut lieu au milieu du siècle, faisant quinze victimes parmi les goémoniers. Le chansonnier Iann ar Gwenn leur consacra une composition située « en not Pleumeur-Bodou », publiée chez Lédan à Morlaix. Une autre chanson sur feuille volante conte également ce tragique épisode que l’on peut lire et entendre sur le blog d’amis de l’Île-grande : « Recit composet a neve var sujet eur malheur arruet en parouz Pleuveur-Bodou e miz c’hoervrer 1844 » – Récit nouvellement composé à propos d’un malheur survenu dans la paroisse de Pleumeur-Bodou en février 1844 (titre bilingue). Les quinze victimes sont là nommées et leurs propos désespérés cités dans un long texte rimé selon le témoignage de deux habitants (Daou den eus a barouz Pleuveur Ho daou o chom en Enez veur – Deux habitants de la commune de Pleumeur, tous deux résidant à l’Île-grande).
On trouve bien sûr d’autres chansons plus gaies : Son ar bizin gwenn (Chanson du goémon blanc), lié à l’île Renote (Trégastel), fut recueilli par Le Braz en 1897 (Son ar jalgot), puis par D. Giraudon auprès d’un Perrosien (publiée dans son récent ouvrage de 2020, La clef des chants). Elle vient d’être reprise par la chanteuse Marthe Vassalo, talentueuse chanteuse originaire de Trégastel.
Au 20ème siècle, pour illustrer la présence pérenne de cette côte et de ses îles, on retiendra un superbe petit poème du recteur de Louannec, l’abbé Le Floc’h, de son nom de plume Maodez Glanndour (1909-1986), An erc’h war an enezeg (La neige sur l’archipel), dont la musicalité basée sur l’assonance demanderait le talent d’Armand Robin, traducteur d’autres vers du poète, pour être mieux rendu :
« Seraient-ce, ayant migré de nuit,
La tête sous les plumes repliée ? »
Ce ne sont, en fait, que les îlots sous la neige, vision du recteur-poète peut-être inspirée d’un paysage hivernal des Sept-Îles, dont la proche Tomé.
Un écrivain perrosien a bien illustré ces paysages hors-du-commun. C’est Jakez Konan (1910-2003), de la revue Gwalarn à des nouvelles plus récentes (1970), parfois écrites au Canada où il avait un temps émigré :
« Ne connaissez-vous pas le paradis sur terre ? » interroge-t-il avant d’évoquer les Sept-Îles, « royaume des oiseaux ». « Le Squéwel ? Une pointe formée d’énormes rochers de granite rose, amoncelés les uns sur les autres jusqu’à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau de la mer à marée haute, toujours assaillie par les vagues, durant le flux comme le reflux… »
Parmi les meilleurs poètes trégorrois de la fin du 20ème siècle en breton, on trouverait également des vers évoquant la rive du Léguer qui borde à l’ouest Beg-Léguer et Trébeurden dans le recueil de F. Péru suivant le cours du fleuve (Vers l’estuaire salé Etrezek an aber sall), ou encore dans des vers de Piriou à propos des marées noires qui ont tant frappé cette côte, passée un temps du rose au noir, pour en souligner la beauté comme la fragilité.
Francis Favereau Guingamp, 2021