Arthur en Trégor, de l’histoire à la légende

25 avril 2022

Arthur en Trégor, de l’histoire à la légende par Yves Jézéquel

Voici quelqu’un dont on a du mal à cerner la biographie. Les savants hypercritiques du 19ème siècle fronçaient les sourcils à la seule hypothèse qu’il ait pu exister un quelconque Arthur. De son côté la Tradition – plus optimiste mais difficilement vérifiable – assure qu’il n’est pas mort. Retiré sur l’île d’Avallon, il soigne ses blessures en attendant de reprendre le combat qui verra la défaite définitive des ennemis des Celtes.

Il est trop tôt pour nous prononcer sur le retour d’Arthur « dont la mort fut douteuse » ( exitusdubius ), du moins pouvons-nous essayer de cerner la personne historique du héros promis à l’avenir légendaire que l’on sait. Si l’existence même du personnage n’est plus niée, il convient malgré tout de remarquer que Gildas, auteur de la Conquête de la Bretagne, ouvrage composé au 6ème siècle, ne mentionne pas Arthur quand il rapporte que les Bretons l’emportèrent sur les Saxons à Badon. Même absence d’Arthur chez Bède le Vénérable (7ème, 8ème siècles), premier historien des Saxons. Mais peut-être faut-il voir dans ce silence la réticence d’un Anglais à évoquer un personnage qui longtemps mit l’envahisseur en difficulté. Il faut en fait attendre le 9ème siècle et l’Historia Brittonum de Nennius pour trouver mention de notre héros. Arthur apparaît deux fois. Un long paragraphe énumère les douze victoires remportées par lui. Un autre passage témoigne des prodiges liés à la tombe de son chien, Cabal. Notons que Nennius ne parle jamais de roi (rex, imperator), mais simplement de combattant(miles, ou bien dux bellorum ).

Autre témoignage, les Annales de Cambrie. Y sont relatés les évènements remarquables survenus entre les années 477 et 954. Pour l’année 516, nous trouvons mention de la bataille de Badon et pour 537 celle de Camlan, où Arthur trouva la mort.

Nous ne quittons pas notre sujet en relevant que l’an 573 Merlin – personnage clé du cycle de la Table Ronde – perdit l’esprit. (Merlinus insanus effectus est) Quoi qu’il en soit, ce n’est pas tellement l’Arthur historique qui nous retient mais bien plutôt la légende qui s’empare de son nom. Tout commence avec Geoffroy de Monmouth, un Breton d’Armorique émigré dans l’île de Bretagne. 1134: La prophétie de Merlin, 1135: l’Histoire des Rois de Bretagne. Ce fut un bouleversement dans la sensibilité occidentale. A preuve le nombre de manuscrits de l’Histoire – deux cents environ- chiffre considérable mais qui ne doit pas représenter plus d’un dixième des copies qui circulèrent des îles Feroe jusqu’à la Sicile.

C’est bien sûr la légende, et elle seule qui nous intéresse. Tout de même : peut-on trouver dans Geoffroy des informations historiques contrôlables ? Il s’agit là d’un problème extrêmement ardu.L’auteur nous dit qu’il a utilisé un «liber vetustissimus »- un livre très ancien- écrit en breton. Cette allégation a été dédaignée pendant longtemps parce qu’on y voyait la prétention de Geoffroy à s’autoriser d’une source qui lui serve de caution. Ce n’est pas le lieu de reprendre les termes de la controverse, signalons seulement que le substrat britonnique affleure dans l’Histoire de Nennius et dans les Annales de Cambrie. On a bellum badonis (bataille de Badon en 516) mais gueith Camlann (bataille de Camlan pour l’année 537) – mieux: le texte nous dit qu’à Badon, Arthur porta trois jours et trois nuits la Croix de Notre Seigneur sur ses épaules. Nennius de son côté écrit qu’à la bataille de Guinnion, il portait l’image de la Vierge sur ses épaules (super humeros suos). Il s’agit en fait d’une confusion qui oblige de supposer un original britonnique : Arthur ne portait pas la croix, l’image de la Vierge, sur son épaule (scuid, breton moderne skoazh) mais sur son bouclier (skuit, breton moderne skoed). Simple parenthèse. L’oeuvre de Geoffroy de Monmouth eut un retentissement considérable. Wace le traduit en français dans un poème de 15000 vers, le Roman de Brut, où apparaît pour la première fois la Table Ronde. Les faits d’Arthur retentissent dans toute l’Europe des brumes du Nord jusqu’ à l’Italie, l’Espagne sans oublier les Flandres, l’Allemagne et la France. On ne citera pas tout mais Chrétien de Troyes, Boccace, Dante, Shakespeare (le Roi Lear) ont puisé dans le fond inépuisable de ce que l’on va appeler la Matière de Bretagne.

Revenons à notre propos qui n’est pas de reconnaître la pérennité du mythe ou d’en recueillir les échos. Plus simplement, on va s’efforcer de suivre les traces d’Arthur dans notre région, le Trégor, moins illustre que les hauts lieux de Brocéliande – tombeau de Merlin, fontaine enchantée de Baranton, ombre de Viviane et Val sans retour-mais qui légitimement revendique – entre Saint-Michel-en-Grève et Perros-Guirec, des sites – il faudrait dire des icônes – de l’imaginaire arthurien.

Et d’abord, Arthur et le Dragon de la lieue de Grève.

De nombreuses vies de saints du haut Moyen-Age rapportent l’existence de dragons dont la présence était fort gênante pour les populations sans cesse importunées par ces hôtes encombrants. Heureusement l’intervention de pieux anachorètes, leur vertu, leurs prières débarrassaient les cantons de ces dangereux bestiaux. Saint Samson, Saint Tugdual pour ne citer qu’eux, eurent affaire à ces monstres envahissants. Ce fut le cas de Saint Efflam. Mais auparavant Arthur; la bête était non seulement malfaisante mais aussi vicieuse. Logée dans une caverne et particulièrement rusée, elle se promenait en marchant à reculons de telle manière que ses poursuivants ne pouvaient la suivre à la trace. Arthur voulut bien se charger du dragon. Il avait présumé de ses forces. Le combat fut long et l’issue incertaine. A la nuit après plusieurs heures de lutte, le héros eut soif. Ici apparaît Saint Efflam qui, pour désaltérer Arthur suscita une source-qui coule encore aujourd’hui sous un bâtiment du 17ème siècle. Le combat put reprendre mais c’est finalement l’Homme de Dieu qui, après une courte prière, ordonna à la Bête de se précipiter dans la mer. »Le monstre roula des yeux de tous côtés et poussa un cri mêlé d’un grand gémissement pathétique devant l’horreur duquel même les lieux les plus reculés tremblèrent. Ensuite baissant la tête, il vomit du sang de sa bouche hoquetante et de ses narines». A l’endroit même où ce miracle s’accomplit, on peut encore voir la Roche Rouge : « Puis descendant vers la mer et se dirigeant vers le large, il s’en alla pour ne plus revenir». S’il fallait tirer une leçon de ce récit symbolique, on pourrait sans trop solliciter le texte, y entendre en écho le témoignage d’une rivalité entre le pouvoir temporel(Arthur) et le pouvoir spirituel (Efflam). Les rédacteurs des Vies de Saints étaient, assez logiquement, plutôt favorables au monastère, que non pas au château. En d’autres termes, si vous aviez des problèmes de dragons faites confiance à l’étole et laissez l’épée au fourreau. Plus sérieusement. Cette vie, du 12ème siècle sans doute, contient des traits archaïques. Ainsi, Enora la chaste épouse d’ Efflam et princesse irlandaise, aborde à la Lieue de Grève dans une sorte de nacelle en cuir : c’est bien sûr le curragh encore connu dans les îles d’ Aran et qui porta Brendan et ses compagnons vers les îles fortunées. Quant à Arthur, vêtu d’une peau de lion, armé d’une massue à trois nœuds, comme Hercule, il n’est «pas encore roi», ce qui nous incline à penser que nous touchons ici une strate fort ancienne du mythe pas encore cristallisé, strate peut-être propre à la Bretagne armoricaine, ignorée de Geoffroy de Monmouth. On ne peut quitter Saint-Michel-en -Grève sans parler d’un très mystérieux personnage, Guinclaff ou Gwenc’hlann :

« Il vivait par la grâce de Dieu
Il n’eut pendant qu’il fut au monde
Que des feuilles vertes
Il n’avait pas d’autre abri
Ceux-là qui vivaient alors
N’avaient pas plus davantage de nourriture
Il était couvert d’une cape rousse
Pendant le jour et la nuit en sa vie sur terre
Il eut de Dieu sa gloire au ciel
Sans y manquer
Par la grâce de Dieu il connaissait
L’avenir au vrai, le temps manifesté divinement.
Un dimanche, le Roi Arthur l’arrêta,
Un beau matin au soleil levant :
Je vous en supplie au nom de Dieu,
Que vous disiez au Roi Arthur
Quel sorte de prodige arrivera au vrai
Avant la fin de ce monde»

Ainsi commence le Dialog etre Arzur Roe d’an Bretounet ha Guinclaff. (Dialogue entre Arthur roi des Bretons et Guinclaff). Poème de 247 vers en moyen breton mais qui contient des éléments extrêmement archaïques et qui pour cette raison mériterait une étude renouvelant les éditions et commentaires très datés du début du siècle.

Qui est ce Gwenc’hlann, ou Guinclaff, voire Guiklé ? On sait peu de choses sur son compte. Les lexicographes du 18ème siècle avaient eu le poème sous le yeux. Grégoire de Rostrenen (1732) nous apprend – il possédait un texte plus complet que le nôtre – que Guinclan (prononciation en Trégor : Gwenglañv ou Gwinglañv) demeurait entre Roc’h Hellas et le Porz-Gûenn: »C’est au diocèse de Tréguier entre Morlaix et la ville de Tréguier». Roc’h Hirglas ne nous est pas inconnu. C’est le Grand Rocher qui surplombe la baie de Saint Michel en Grève. Comme accroché à ce promontoire de 84 mètres on peut voir une curieuse roche en forme de patère connue sous le nom de « chaise de Gwenc’hlann » et du haut de laquelle le devin vaticinait :

«Quand le soleil se couche que la mer gronde,je sais chanter sur le seuil de ma maison
Quand j’étais jeune je chantais, la vieillesse est venue et encore je chante»

Entre Hirglas et le Porz-Guen (Port-Blanc) : on pense à Penvénan. Mais on ne doit pas oublier les Porz-Guen de Perros, de Lézardrieux et aussi de l’île Grande. Le texte, que contient-il ? Il est censé nous révéler les évènements dramatiques qui agiteront la Bretagne entre 1470 et 1488: hérésies, troubles de toutes sortes, attaques des Anglais, etc., mais peut-on vraiment faire confiance à ce Nostradamus breton ? – pas un mot de Saint Aubin-du-Cormier, l’ultime bataille livrée le 28 juillet 1488 par le Duché de Bretagne pour contrer l’inexorable expansion du royaume de France. A quoi reconnaîtra-t-on que ces temps de malheur sont proches ? L’été et l’hiver seront confondus, les jeunes enfants auront, tels des vieillards, les cheveux gris et la terre la plus ingrate donnera le meilleur blé. On reconnaît bien sûr le thème antique du « monde à l’envers », classique dans ce genre de littérature. Mais ne quittons pas notre parti-pris trégorrois: un point mérite d’être signalé: Brest est mentionné mais pas un mot de Vannes ou Quimper, pas plus que de Rennes et de Nantes, mais Gwenc’hlann cite Morlaix, Lannion, Tréguier, Guingamp. Guingamp surtout, au point que l’on se demande si le texte n’est pas originaire de cette ville pas trop éloignée du Ménez Bré où :

«Ils mourront tous, par bandes
Sur le Ménez Bré, par troupes».

Yves Jézéquel, Perros Guirec, 2021