« La mer conteste la rive » constatait de son côté le barde Xavier Grall. Elle l’aura rarement chahutée avec autant de rage, de détermination, d’énergie, avec une telle opiniâtreté que dans ce coin du Trégor maritime qui semble vouloir larguer ses amarres terrestres pour voguer vers le lointain septentrion.
A perte de vue, lorsqu’on se hisse sur la pointe du Château qui jouxte la longue plage de Trestrignel ou sur les amas rocheux du Squewel, c’est un maelström perpétuel d’embruns jaillissant dans les infructuosités de chaos de début du monde. Comme si ici, sur la crête de la péninsule armoricaine, une fianna de géants célébrait les noces perpétuelles de l’eau et du minéral. Comme si une armée de créatures chtoniennes, d’ancêtres antédiluviens s’étaient donnés rendez-vous sur la lande rase peuplée d’ajoncs jaunes comme des soleils, de fétuque, de callune aux fleurs mauve pâle, de bruyère cendrée, d’orchidées, de pimprenelle et de jacinthes des bois, pour prolonger à loisir le long, le délicieux, le voluptueux frisson des origines. Blocs ronds usés par la caresse assidue du vent de gwalarn(1), dos grenus de mica schiste et de feldspath diaprés de lichens or et gris et orangés qui prennent une teinte princière dans la lumière du soir lorsque la mer se recouvre d’éclats nacrés et que les pierres deviennent autant de tisons incandescents. Ventres obscènes. Croupes offertes comme en de très vieux sacrifices païens. Et au détour d’une sente, le nez et le profil ricanant d’une gwrac’h (2) emprisonnée par un saint décréteur de miracles. Comme si une vieille, une très vieille cosmogonie s’était soudain figée et que le temps s’était arrêté sur les blocs erratiques. Comme si chaque pierre avait une âme et que d’un coup, sous les effets conjugués des rêves et du souffle des dieux morts, ces âmes allaient se réveiller…
Faut-il apprendre à dompter tant de démesure, à parler aux pierres comme à des dinosaures sortis des entrailles de la terre ? Ou faut-il fuir ces lieux d’épouvantements, comme les hommes furent longtemps tentés de le faire avant de se décider à les apprivoiser, en leur donnant un nom, en y construisant des ouvrages à leur semblance, en les décrivant, en brossant du bout de leurs pinceaux ou en capturant furtivement de leurs objectifs des cauchemars qui devinrent sous leur regard de jolis rêves roses ? Comme le firent les bardes qui y transportèrent leurs alexandrins à la Roche des poètes, entre la Clarté et Ploumanac’h, tandis que les Gargantua et autres enfants naturels de Balor finirent par s’habituer au voisinage des hommes.
L’apocalypse se change en harmonie par la magique intercession des palettes. Bientôt, la Côte de granite rose identifiera si bien le Trégor côtier que les deux notions finiront par se confondre dans la tête des milliers de visiteurs ébahis. Son âge est quasiment immémorial.
Marie Le Scanve, petite cousine du barde Glenmor qui fit ses premières armes au café Jestin au début de sixties tissées de rêves et de rebel-songs, est depuis 1996 la gardienne de la mémoire des lieux. De sa thébaïde baptisée prosaïquement Maison du littoral, elle contribue à son réenchantement quotidien… D’un seul coup voici le secret de la pierre dévoilé au regard du profane. Et moi qui ne voyais ici qu’un amas indifférencié de roches rondes et roses, roses et rondes, virant au rouge vif dans l’incendie du couchant ! Marie, aussi sérieuse qu’un haruspice étrusque, décline l’identité de ses protégées sur un ton où se mêlent respect des lieux et amour du pays : « Ici, c’est le rose de la Clarté. Il n’a qu’un feldspath de couleur rose à rouge. A Trégastel, il y en a deux différents, un vert et un rose. Autour du golfe de Saint Sansom , le granite est très rose, mais les cristaux sont plus petits. A l’île-Grande, le granite est blanc ou bleu-gris. » Du chaos rocheux d’Al Lann, dans le parc de Men Ruz, le regard embrasse un vaste paysage, du phare de Men Ruz, la « pierre rouge » –nom original pour un édifice de granite rose !-jusqu’aux Sept Iles nageant au loin, comme un troupeau de gros sauriens préhistoriques, à quelques brasses de Tomé qui prend des poses d’ornithorynque.
« Le granite (3) est bien sûr une vieille roche volcanique. Celui-ci s’est constitué voici quelque 300 millions d’années, à l’ère primaire, plus précisément au carbonifère supérieur. » L’ouvrage que Marie me remet comme un viatique, signé par l’UTL de Lannion donne le vertige. Trois cent millions d’années pour la création de la roche ! Quelque 80 000 pour la constitution du paysage naturel que nous connaissons aujourd’hui. Mais une petite centaine pour arriver à la conceptualisation de cette « Côte de granite rose » célèbre désormais dans toute la « vieille » Europe. Et bien au-delà. Car si, d’un point de vue géologique, cette fraction de l’anatomie de la Bretagne constitue un ruban côtier de quelque 25 km sinuant sur les communes de Trébeurden, Pleumeur-Bodou, Trégastel et Perros, sur un plan touristique, c’est en 1900 qu’elle a pris corps par un arrêté préfectoral qui officialise la naissance d’un « Syndicat des plages de Perros-Guirec, Trégastel, Trébeurden et des eaux minérales de Lannion. » On comprend que Gabriel Vicaine l’épicurien ait tenu à mettre une distance respectueuse entre son lit-clos et l‘actuelle « capitale » du Trégor…
Le granit de la Clarté, qui s’exporte dans le monde entier, de Colombey- Les- Deux- Eglises jusqu’ à Hong-Kong où il sert de luxueux revêtement à la Banque de Chine, en passant par la tour Stevenson de San Francisco, ne s’épanouira sans doute jamais avec autant de splendeur que dans les courbes de l’Univers Oeuf du sculpteur Székely ou dans cet étrange hommage aquatique signé Tatsuki Sakaï. A deux pas, toujours dans le Parc des Sculptures, Ahès-Dahud- la reine d’Is dont Anatole le Braz, dans La légende de la mort chez les Bretons armoricains rapporte qu’à la fin du siècle dernier, les vieux du coin, le regard bleu usé par l’horizon, assuraient qu’elle s’étendait jusqu’aux Sept Iles – se mire, lascive, devant un portail qui épouse ses formes sensuelles, à deux pas d’un Ankou taillé au marteau piqueur, qui joue les Aliens intersidéraux. Plus loin, derrière les deux moulins à marée, souvenirs d’un temps où la Bretagne savait tirer profit des longues respirations de l’océan, la vallée des Traouiero, longue échancrure de quatre kilomètres dans le corsage de la côte, mène quasiment jusqu’à la chapelle d’un Saint Golgon qui devait sentir le fagot pour les missionnaires d’une contre-Réforme pourfendeuse de paganisme, tant son nom évoque celui, celtique et peut-être même pré- celtique, de Gargan, ou Gargantua. Depuis un XIX e siècle glaneur de bois, les arbres y ont pris leur aise, créant un paradis où le minéral et le végétal célèbrent leurs noces perpétuelles avec autant d’entrain que dans les gorges du Corong ou dans les chaos d’Huelgoat.
La prise de conscience de quelques-uns évita à l’ensemble de la Côte de Granite Rose le sort de Trestraou et de Trestrignel. C’est ici que sous l’impulsion des poètes et chantres du Trégor, soutenus par les autorités municipales de l’époque, naît la première association de protection de la nature et du patrimoine de l’Hexagone, peu de temps après la promulgation de la fameuse loi de 1901 sur les associations. Ce Syndicat Artistique ( on apprécierai le terme), de protection des sites pittoresques de Ploumanac’h entend en effet freiner la prolifération des villas qui enserrent la côte dans un corset de béton et de pierre taillée. Sorte de décor pour film hollywoodien, le château Costaérès, construit en 1895 par l’homme d’affaire polonais Abakanovicz, n’est pas encore la star des cartes postales, mais fait plutôt figure d’intrus : « Il eut assez peu de goût pour faire dresser cette insanité prétentieuse sur le plus bel îlot rocheux de l’archipel en miniature de Ploumanac’h » déplore le vigilant Syndicat. Signe des temps. Mais fruit aussi de la volonté conjuguée des artistes et des élus, en 1908 aboutit le premier tracé du Sentier des Douaniers, volontairement limité à une largeur de 2, 5 m, tandis qu’en 1910 les « sites pittoresques » et « monuments naturels du tertre de la Clarté » sont classés. De 1939 à 1942, suivent ceux des sites les plus emblématiques de la Côte de Granite rose, des abords du phare au moulin des Petits Traouïero.
Les côtes découpées à l’excès, les amas de rochers rouges incandescents à la tombée du soir, le casino et les lieux de villégiature constituent bien sûr l’identité de Perros. Une partie de l’identité, car Perros-Guirec c’est aussi ce chapelet d’îles posé sur son cou rêche, comme un collier de pierres précieuses : Bonno, Ile aux Moines, Malban, Ile Plate, Le Cerf, Rouzic et Costans, un archipel connu en français sous le nom des … Sept îles. Mais où est donc passée la septième île ? s’interroge de son côté JJ Salembier dans Sept Iles, Sept époques. Au milieu de ces multiples récifs et écueils perdus au milieu de courants qui aux jours de forts coefficients n’ont guère à envier au Raz de Sein, selon lui, seuls six morceaux de lande arrachés aux flots constitueraient l’archipel si mal nommé. A l’origine de la prétendue méprise, une erreur de traduction du nom breton des lieux Ar gentilez, qui aurait tout simplement désigné l’« île du saint » à un moment où la générosité populaire et la légende armoricaine, accordaient béatifications et canonisations avec une générosité que le Vatican ignorait. Du côté de Perros, la controverse n’a pas fini de faire couler de l’encre… Si les silhouettes des chasseurs qui, voici plus de 5000 ans, érigèrent sur Bonno un dolmen à couloir dont ne demeurent que quelques pierres de soubassement, se perdent dans la longue nuit des origines, les Cordeliers de stricte observance qui s’installèrent en l’an de grâce 1430 sur l’île qui porte encore leur nom(4), ont laissé plus de traces dans les mémoires que dans lecœur de la pierre. Probablement ne font-ils d’ailleurs que suivre les préceptes et imiter la démarche des chrétientés celtiques qui à la suite des druides, considéraient l’île comme un fragment de l’Autre Monde, sorte de balcon spirituel qui rapproche du visage de dieu… Les Sept Iles ne sont pas les Skelligs irlandaises. Les lieux y sont moins hostiles, les cieux moins sombres et les mers moins sauvages et agitées. Pourtant, nos anachorètes ne tardent guère à déménager lutrins et ciboires pour des parages moins dangereux. En 1483, nos saints hommes, à l’exception d’un seul qui préféra s’accrocher sur son rocher, quittèrent l’archipel pour s’installer sur l’ « île » de Kerdeozer, située quelques miles à l’ouest sur la paroisse de Plouguiel.
Aujourd’hui le fantôme de l’ermite erre paisiblement sur ces quelques arpents de lande rase, entre la jetée d’accostage située sur le côté est de l’île et le fort érigé de 1740 à 1741, qui tel un sphynx de pierre, monte la garde contre les fantômes des pirates et des bâtiments corsaires à la solde des rois d’Angleterre.
Les moines et les soldats du fort, déclassé et démilitarisé en 1889, hantent les couloirs du temps, tandis que, de gardienne des âmes, l’île devient gardienne des vies. A la lumière spirituelle des Evangiles se substitue celle, tout aussi salvatrice, du phare, construit en
1834 et dont le premier feu-est-ce un clin d’œil aux druides qui habitèrent les îles avant les saints ?- fut allumé dans la nuit de Beltaine 1835. Les quatre gardiens qui s’y succèdent par équipes de deux pour des séjours de quinze jours, sont désormais les seuls êtres humains d’un univers restitué à la nature. Après quinze ans passés dans l’enfer des Roches Douvres, où les vagues léchaient les lanternes aux jours de grandes tempêtes, les Sept Iles leur paraissent presque des lieux de villégiature. Drôle de vie, partagée entre l’entretien du phare, la surveillance du feu et de grandes pêches à pied. Pourtant Philippe Camusard et Dominique Boclé aiment leur réclusion volontaire et redoutent le moment où l’administration des phares et balise leur enjoindra de regagner leur base de Lézardrieux, pour cause d’automatisation. Le phare des Sept Iles, dont l’œil jaune cyclopéen scrute la mer dans un rayon de 22 miles, est-il dans un proche avenir condamné à l’isolement ultra marin ? « Probablement, répondent en cour Philippe et Dominique, en versant une tasse de café fumant aux visiteurs impromptus. C’est, avec celui de l’île Vierge dans l’enfer du raz de Sein et celui ensoleillé de Cordouan, dans l’estuaire de la Gironde, l’un des trois derniers phares habités de l’Hexagone. » En attendant le jour fatidique, nos deux Robinsons volontaires traquent le homard et le crabe. Dominique met des bateaux en bouteille pendant que Philippe ramande les filets en se remémorant un temps pas si lointain où l’île résonnait des cris des enfants des goémoniers de l’île de Batz qui venaient y chercher un engrais salutaire…
Si aux beaux jours les flots de visiteurs en shorts bardés d’appareils photos font une brève escale sur l’île, pas question de mettre le pied sur les autres esquifs de l’armada de pierre.
L’ensemble est classé Réserve ornithologique naturelle depuis 1976. Mais c’est dès 1912 que, scandalisés par les safaris imbéciles aussi gratuits que meurtriers organisés par des agences « touristiques » parisiennes contre « perroquets des mers », ceux que l’on ne nommait pas encore les « écologistes », créèrent la Ligue Protectrice des Oiseaux, afin de faire cesser le massacre. En quelques années la population des petits oiseaux au bec chamarré de rouge et d’oranger était tombée de 15 000 à quelque 400 couples !
Aujourd’hui, et malgré le lourd tribut payé aux diverses marées noires, la faune sauvage des îles semble s’être stabilisée. Pour François Siorat, qui depuis plus de quinze ans veille sur la réserve, l’archipel des Sept Iles est même « le seul point en France qui offre une telle concentration d’espèces protégées. » En quinze années, la population des fous de Bassan, ces albatros de l’Atlantique nord dont l’envergure avoisine les deux mètres, est même passée de 8000 à 17000 couples. De quoi perturber les petits macareux qui, s’éloignant de Rouzic, leur antique sanctuaire, investissent aujourd’hui les îles Malban et Bonno. Quelque vingt-sept espèces d’oiseaux marins protégés, parmi lesquelles le grand corbeau des mer de la mythologie celtique, le petit pingouin, le guillemot, ou la mouette tridactyle ; un vrai paradis naturel qui n’a guère à envier aux Skomers galloises . Et, cerise sur le gâteau… breton, la réserve des Sept Iles abrite même une petite colonie de gros phoques gris dont la population est passée en trente ans d’une quinzaine à une trentaine d’individus !
Plus à l’est, l’île Tomé ne doit pas son nom comme « monsieur tout le monde » se plaît à le répéter, au breton « tom eo « ( il fait chaud), mais au sieur Jacques Thomé de Keridec, banquier lannionnais d’origine irlandaise dont la famille en est propriétaire au XVII e siècle. Abandonné aux lapins par les derniers habitants M. Menez et Mme Antoinette Colin, le domaine fut exploité au XIX e siècle par des paysans qui y survécurent plus qu’ils n’y vécurent. Anatole Le Braz, qui y débarqua à l’époque, narre dans Contes du soleil et de la brume, une étrange rencontre avec un paysan fils de contrebandier pirate … « Une croupe de bête préhistorique, la queue mince, quasi rattachée encore au continent, la tête plus monstrueuse que le corps et tournée vers le large, telle est Tomé. On l’appelle en breton Taféak. Un gazon foisonnant, roussi au vent de la mer, lui fait un pelage fauve… »
Aujourd’hui, les âmes de Yann- He-Grok et des Cordeliers de stricte observance ont rejoint aux îles d’Avalon celles de roi Arthur et de son cousin Efflam. Au loin, lorsque le soleil se couche sur Costaérès, irradiant l’escadre d’auges de pierres pour géants en transhumances marines, la côte de granite rose se pare pour d’étranges sabbats. C’est à ce moment sans doute, juché sur le plus haut rocher d’une Pointe du Château qu’il faut rêver le monde, et apprivoiser cette terre, hospitalière et conviviale pour peu qu’on l’approche avec le respect etles convenances qui siéent aux hauts lieux de la mémoire. Les paroles de Maurice Denis, gravées dans le granit rose de la villa Silencio prendront alors tout leur sens, dans leur étrange simplicité : « Jamais la nature ne m’a paru plus belle qu’à Perros. »
Thierry Jigourel
1)Le vent du nord-ouest.
2)«vieille », fig.« sorcière».
3) Par convention, le terme géologique est « granite ». Granit est utilisé plutôt par les
carriers et les architectes.
4) L’Ile aux Moines.