Gwenojen

9 décembre 2024

Gwenojen, par Christophe Bacquer, sculpteur et artiste peintre.

Tout a poussé. Les murs ont grandi, se sont multipliés. Les fenêtres et la végétation ont commencé à se cacher derrière des palissades. Le béton, les parpaings, les enduits grattés et leurs cornières d’angle plus rectilignes tu meures. Le bitume aussi. Le bitume sur le passé, comme une pierre tombale. Le passé sale, inconfortable, laborieux, dont plus personne ne veut à part sous forme de carte postale agrandie en poster pour décorer un intérieur bien léché.

Je ne dis rien.

Ici c’était un port. Marée haute, marée basse, le sablier du temps répandu sur l’estran. Sans mer, les bateaux se couchent sur leur flanc et la forêt de mats penchés attend le large qui les redressera pour partir à l’ouvrage sur la mer profonde, quand la lune le voudra. Sur les quais ça fourmille en sabots de bois qui sonnent mat sur le granit. Des pieds nus de tous ages vont et viennent sur la grève. Les paniers, les filets, les avirons, les brouettes. Les tissus épais, usés, les casquettes, les coiffes. Les peaux blanches, mates, rouges, fines, épaisses, ridées.

La langue aussi.

La langue vive, la langue d’ici depuis la nuit des temps. Celle qui a appris à dire l’ici au fil du temps, au rythme de la lune. Celle qui dit mieux qu’aucune (autre) le cœur des gens d’ici, leur connexion au monde d’ici. Parce qu’ ici ça n’est pas ailleurs. Ici, malgré le bitume qui recouvre et enterre tout, jusqu’à nos langues, ici, le monde pulse comme nulle-part. Ça pulse dur, beau et puissant. Ça pulse métamorphose et magie. Ça n’est pas pour rien que dans la langue d’ici, les mots se transforment au gré de leur agencement dans la phrase.

L’âme.

L’âme d’ici est puissante. Elle est l’âme d’un monde des frontières incertaines. Qui saurait dire quand le ciel n’est plus la mer et quand la mer n’est plus la roche ? Quand la pluie n’est plus le nuage, quand le nuage n’est plus la montagne, quand l’ajonc n’est plus le soleil ? L’âme d’ici est puissante. Elle ne veut pas mourir. Le bitume sous nos pieds, sur nos langues et même sur nos horizons n’y fera rien. L’âme d’ici vibre trop fort… Tu viens de l’autre bout du monde, t’arrives ici par hasard et tu sais pas pourquoi, t’es comme transpercé. Tu sens que tu vibres avec l’ici. Tu poses tes bagages et tu veux plus jamais repartir. Tu te mets à rêver d’un petit canot pour aller sur les flots. Tu lui donnerais un nom de femme comme l’ont toujours fait les gens d’ici. Un nom de femme d’ici. Et puis un jour tu demandes à apprendre la langue d’ici, parce que l’âme d’ici est trop puissante pour le bitume.

Derrière les hautes palissades il y a des fenêtres fermées et des jardins vides d’enfants. C’est propre, confortable et conçu pour le farniente 2 semaines par an. Le petit village du port et ses ruelles terreuses s’est fait engloutir. Ses vestiges bien visibles se sont fait nettoyer, améliorer, moderniser, vernir, vitrifier, clinquifier ! On s’est arrangé pour que les voitures puissent aller partout, dans les moindres recoins de ce qu’on peut fièrement appeler une ville maintenant. Une ville chic, organisées pour les loisirs des gens aisés et la petite consommation des masses touristiques moins argentées. La langue parlée est celle proprement adaptée au bitume et aux grands projets immobiliers.

 Entre 2 palissades, il arrive de voir un tout petit chemin. Un passage d’homme avec parfois des marches en granit et bien souvent de la terre. Des herbes folles. Le corps prend sa mesure et le temps s’évanouit. Des silhouettes se dessinent. Une femme pousse une brouette pleine de filets. Derrière, quelqu’un guide un cheval puissant. Et puis les formes disparaissent. Et toi tu es là, à traverser les couches de ton âme, en équilibre sur les frontières incertaines, en plein cœur de l’âme du monde d’ici.

L’âme d’ici. Ça n’est pas un passé figé. C’est un tricot de l’instant, depuis toujours avec l’âme de ceux qui vivent l’ici.

Plus aucun bruit, plus aucune rencontre, ni d’aujourd’hui, ni d’hier, personne avec une brouette et ses filets à saluer d’un « Oh toi t’es bien chargé dis-donc ! ».

Personne mais pas rien. Quelque chose de l’âme d’ici qui continue de vibrer par delà le bitume. Quelque chose comme un fil à tirer au travers du passé, un fil qui vibre au diapason de l’instant fort et puissant du monde d’ici. Ici il y a bien plus