Une alliance d’humour et de sagesse dans cette narration jouée à Trévou Tréguignec ,en novembre 2022, par Stéphane Guichen, formidable observateur – poète -fantaisiste, amoureux du littoral et du vivant.
PLATON A LA MAREE
Je voudrais vous faire la présentation d’une sous-espèce emblématique de nos rivages, assez abondante et d’ailleurs en expansion mais largement éclipsée dans la littérature spécialisée par deux autres sous-espèces beaucoup mieux connues et documentées : je vais donc vous parler de la biologie, de l’aire de répartition et du comportement d’Armoricanus littoralis -de son nom scientifique-, encore appelé le Breton des Côtes.
Vous aurez dès lors reconnu les deux autres sous-espèces que j’ai mentionnées plus haut, à savoir Armoricanus Oceanicus -ou Breton des Mers- et Armoricanus Terrestris -le Breton des Terres dit aussi Breton à Bonnet Rouge.
D’un point de vue strictement anatomique ce qui différencie ces deux dernières sous-espèces c’est qu’elles sont dites « A grandes gueules », notamment en raison de leur manière de s’hydrater. Mais aussi à cause de leurs cris, faciles à entendre de jour comme de nuit : il suffit de toucher au prix du porc ou du gasoil détaxé pour l’entendre résonner. Court, guttural, pas très mélodieux mais audible jusqu’à plusieurs centaines de kms (certaines mesures ont pu prouver qu’on l’entendait jusqu’à Paris et même Bruxelles). Pour les amateurs d’écologie un site d’observation exceptionnel se trouve tout près d’ici : les bars de Paimpol, fréquentés toute l’année par une faune nombreuse qui peut parfois même regrouper jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’individus au coeur de l’été.
Notre Armoricanus Littoralis, lui, est beaucoup plus discret. Il est aussi moins facile à observer car il n’a pas de bateau ni de tracteur et qu’il a tendance à changer de localisation en fonction de l’heure, de la marée, de l’ensoleillement, du sens du vent ou de la température de l’eau, pour profiter des conditions les plus favorables à ses activités principales : se balader sur le sentier côtier ou glander sur la plage. Son cri est plus doux et assez régulier, principalement lors des échanges avec les petits. Cela donne par exemple : « Bleuenn-ne-t’approche-pas-du-chien » ou encore un long « Oh nooon !!! » suivi d’un :« Pas de sable dans les chips Titouan !» que l’on entend plutôt à l’approche du coucher du soleil.
En poursuivant sur la biologie comparative, on note une légère différence de taille en faveur de notre A.Littoralis. On pense que cela est lié à un brassage génétique plus régulier, notamment à des croisements assez fréquents avec des populations migratrices étrangères, en particulier Galinetta Parisiensis -la fameuse poulette parisienne- ou Surferis hirsutus -le surfeur à poils longs-, d’origines plus diverses voire carrément exotiques et que l’on retrouve un peu partout sur la côte. De nombreuses opérations de bagages et de tatouages ont été faîtes mais les résultats ne sont pas toujours faciles à interpréter
La saison de reproduction dure d’avril à octobre environ. Bien qu’assez impassible d’aspect la Bretonne des Côtes n’est pas très farouche et, du coup, la parade nuptiale en règle générale pas très exubérante. Elle se passe sur la plage voire sur les parkings ou dans les bars attenants. Attention à ne pas vous tromper cependant : les rayures bleues qui apparaissent sur le plastron de certains mâles ou les bottes en plastique jaunes qui ornent les pieds de certaines femelles sont quasi-systématiquement liées à des espèces non locales.
On est beaucoup moins bien documenté en revanche sur nos deux autres sous-espèces Océanicus et Terrestris. Un peu comme les albatros, la première passant peu de temps à terre entre deux missions, deux campagnes de pêche ou deux courses au large on soupçonne les mâles d’être assez expéditifs voire brutaux. Une chose est sûre, ils laissent les femelles s’occuper de l’éducation des petits. Quant aux Terrestris, la reproduction est beaucoup plus complexe. La parade -appelée fest-noz- peut atteindre des sommets paroxystiques pour se conclure mystérieusement dans un terrier impénétrable dit « lit-clos » qu’il n’a pas été possible jusqu’à présent d’étudier de manière scientifique (c’est-à-dire à jeûn).
En ce qui concerne la nourriture on observe un assez grand éclectisme, néanmoins il semblerait qu’existent deux groupes dominants, le premier constitué d’individus se nourrissant principalement de patates et de cochon, voire de cochon et de patates, le second à tendance nettement plus végétarienne.
Après cette description strictement biologique, j’aimerais maintenant élargir un peu le cadre et tâcher de comprendre quelle niche écologique occupe A.Littoralis, quelle est sa place dans notre écosystème si particulier. Pour les deux autres sous-espèces elle paraît claire : il s’agit de labourer, labourer la terre, labourer les océans et produire, produire de la matière mais aussi des récits et une identité dont les racines plongent dans la nuit des temps. Le Breton des Côtes -dont l’activité principale, je vous le rappelle, est de se balader ou de buller sur la plage, accessoirement de se baigner ou de taquiner la palourde-, se situe lui à la marge, aux deux marges en fait, dans un espace physique (et imaginaire) qui semble beaucoup plus étroit. De prime abord. Quelques centaines de mètres de large peut-être ? Mais pour quoi faire ?
Revenons un instant à cette côte. C’est l’endroit où la terre rencontre la mer bien sûr. Où se mêlent en bouillonnant le sol, le roc, l’eau, le soleil, le vent et où fleurit -j’ai plutôt envie de dire fleurissait- une vie aux formes incroyables, poissons, crustacés, oiseaux, plancton et micro-organismes divers, invertébrés, mammifères terrestres et marins, algues, arbres, herbes, fruits, fleurs, champignons, lichens…
Il prélève une partie de ces richesses bien sûr, à la pêche, à la marée, en glanant. Mais ce n’est pas là l’essentiel : le Breton des Côtes est, avant tout, un Regard. C’est un Emerveillé. Un Enfant…
Alors qu’une bonne partie de nos vies d’hommes modernes -y compris la sienne d’ailleurs! – est consacrée à amasser, à consolider, à figer, lui, chaque fois qu’il le peut, vient regarder, fasciné, le spectacle de l’éternel changement. De la fluidité des choses. Inlassablement, il en est la Vigie.
« Nous n’emporterons rien et serons emportés »
Voilà ce qui le traverse chaque fois qu’il vient sur ces rivages, souvent aux mêmes endroits d’ailleurs, au mètre près, une vie durant….
Ce dont les dresseurs de mégalithes témoignaient déjà. Et encore avant eux, avant que l’on ne cultive la terre ici, bien avant qu’on ne creuse le premier canot, des hommes , des femmes et des enfants, Là, devant l’ineffable
En tant qu’héritiers de ces premiers habitants il me semble que nous tous, ici présents, avons en héritage quelque chose de particulier qu’il va falloir donner à voir aux autres, aux marins, aux terriens, aux urbains, aux hors-soleil et aux hors-sol, aux hors-ciel. Ce quelque chose c’est très exactement ce que Claire et ses compagnes nous donnent à voir dans cette fresque : LE SAUVAGE.
Changer tout.
Nous le savons nous allons devoir changer. Changer de vie et donc changer de point de vue sur le Vivant. Il n’y a pas de pyramides des espèces dont nous occuperions le sommet : c’est une chaîne -dont nous nous évertuons à briser les maillons les uns après les autres, certes, mais qui tient encore.
Nous n’avons pas le privilège de la conscience, c’est une évidence, pas même celui de la rationalité. N’en déplaise aux philosophes grecs qui nous ont légués cette conception de nous-mêmes et du monde, chaque jour paraissent des études mettant en lumière l’intelligence des animaux et des plantes, micro-organismes compris.
Et c’est peut-être bien là que l’on retrouve notre Breton des Côtes.
Je ne doute pas un instant de m’adresser à l’élite de cette sous-espèce : un dimanche, de novembre, c’est clair, on trouve ici la fine fleur de la bretonnitude des côtes… Eh bien sachez-le, selon moi nous sommes tous des anti-philosophes grecs sans le savoir !
Je m’explique : la Grèce et son climat béni des Dieux, son azur limpide, l’implacable netteté de sa lumière, a donné naissance au pythagorisme, à l’idéalisme platonicien, à l’aristotélisme bref à toute une philosophie transcendantale dans laquelle règnent des Idées pures et parfaites et dont nous avons essayé de tirer une Raison. Seulement il y a un gros problème dans cette affaire : il n’y a pas de marées en Grèce… Je ne parle même pas de la brume. Platon n’a jamais été à la marée ! Comment peut-on croire les racontars d’un type pareil !?!
Ce moment où les apparences se dissipent -voilà ce qui est fondamental à saisir !- pour donner naissance à une autre réalité, est une découverte fantastique !
Imaginez ça : un plan d’eau où miroite le soleil avec quelques bernaches dodues posées là comme pour le peintre, remplacés quelques heures plus tard par un chaos rocheux grouillant de vies aux formes hallucinantes, crabes, homards, ormeaux, anémones, holothuries, coquilles st-jacques etc.
Et puis des épaves… C’est important pour cultiver sa modestie, les épaves…
Or la Bretagne nord est l’endroit (avec deux baies canadiennes) où la marée est la plus puissante au monde : jusqu’à 16 mètres de marnage, une fois et demi la hauteur du Parthénon !
Quelle est la « vraie » réalité qu’abrite ce temple naturel ? L’émergée ? La secrète ? Aucune ? Les deux ? Le mélange de chacune en nous ?
Il me semble que la grande leçon est celle de l’impermanence de toutes choses, à commencer par celles auxquelles nous attachons tant de valeur nous autres humains, plus de valeur qu’à la vie même bien souvent.
Cela, le spectacle de la mer nous l’enseigne à chaque instant.
Aussi réjouissons-nous : sur le sentier du changement nous avons le privilège d’avoir la plus magnifique des professeures de philosophie sauvage pour nous guider vers une conscience nouvelle de nous-mêmes et de la Vie.
Merci au plancton, merci à vous.