Perros.entendre Penros. La « tête de la colline ». Et nous voici d’un coup plongés dans les couloirs du temps. D’un temps très lointain où la « moindre » Bretagne s’appelait encore Are-morica, le « pays bordé par la mer » et où le peuple qui vivait là portait le joli nom d’Osismi ( «Les plus éloignés ») par égard à sa situation géographique. (1)
Un Empire qui s’était rêvé éternel s’entoure, quelques siècles après la défaite des Armoricains coalisés, d’une ceinture de fortifications dont les toponymes tels que Trégastel, Castellic, près du sémaphore, Castel Braz et Castel Bihan à Ploumanach, évoquent sans doute la mémoire…
Mais lorsque les Bretons arrivent des îles, dans leurs curraghs de cuir à l’armature de bois, ils n’apportent pas seulement leur langue et leurs croyances nouvelles, ils imposent aussi une structure politico-religieuse dont la toponymie et les divisions ecclésiastiques nous ont transmis la mémoire. (1)
Les temps, plus que jamais, sont au chaos et aux âpres luttes de pouvoir, spirituel et temporel.
Dans ce contexte de tous les dangers, le moine Gireg ( 2) débarque – probablement au VI e siècle – à l’endroit même selon la légende, où se trouve encore aujourd’hui son oratoire, face à la folie néogothique de Costaérès. Signe des temps : sur l’édicule, que l’on pourrait prendre pour l’esquif du saint éponyme lorsque les vagues des marées hautes viennent en lécher la carène de pierre, une stèle laténienne, qui fut sacrée avant d’être sainte, a servi tout simplement d’élément de maçonnerie pour la construction du soubassement
D’une époque où les légions sauroctones et vaticanes affrontent dans un combat sans merci les troupeaux de «dragons » soufflants, grinçants, écumants, qui symbolisent les derniers collèges druidiques d’Armorique, ne nous sont parvenus que l’écho de cris rauques et du fracas des glaives sur les écailles dures comme l’acier.
Est-ce l’une de ces luttes à mort que figure un bas-relief, rongé par le temps et les embruns, mais visible encore près du porche sud de l’église Saint Jacques ? Et ce chevalier casqué tenant fièrement une hampe au bout de laquelle semble voler une créature fantastique représente-t-il Arthur combattant le fameux sarpent de la « lieue de Grève », sise à quelques encablures ? Sans doute… Mais le roi rédempteur et messianique « enfonce »-t-il vraiment sa « lance dans le corps du dragon », comme le croit Louis Le Floc’h, alias Maodez Glandour ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un ancien vexilloïde utilisé par les Bretons pour aller au champ de bataille… sous la protection du dragon, animal totémique d’Arthur, fils du grand Uther Penn-dragon ( « chef des dragons »), comme de Merlin l’enchanteur ?
L’église de Perros, construite sur une voie de passage importante reliant la côte septentrionale de la Bretagne à Saint Jacques de Compostelle, via Port-Blavet, n’a pas encore achevé sa métamorphose qu’au lieu-dit Crec’h Moro, sur le plateau rocheux situé à équidistance entre le centre-ville et Ploumanach, la ferveur populaire s’active à édifier l’un des bijoux de l’art sacré du Trégor. La chapelle de la Clarté, selon la tradition locale, devrait sa construction au seigneur de Barac’h, qui, perdu dans les brumes dans les parages des Sept-Iles, aurait prié la Vierge jusqu’à ce qu’une lumière aussi providentielle que miraculeuse, déchirant le brouillard lui montrât son chemin. Rien n’est moins sûr, rétorquent les historiens qui en attribuent plus prosaïquement la construction à Rolland IV de Coëtmen, seigneur de Tonquédec et Kéruzec. Du moins pour les débuts, car sur ce chef d’oeuvre qui conjugue le style gothique ( nef) et Renaissance ( porche sud), la flèche ne fut achevée que vers 1645 et la sacristie … en 1830. Un siècle avant que Maurice Denis, l’ami et le disciple de Gauguin n’y peigne sur… fibrociment, un somptueux chemin de croix. C’est ce « sémaphore des âmes » ( A. Le Braz) qui draine depuis sa construction, des foules pieuses lors d’un des pardons les plus courus du Trégor. Le collecteur François-Marie Luzel, dans ses Notes de voyage en Basse-Bretagne, en brosse en 1873, un tableau haut en couleurs : « L’assemblée est nombreuse aux alentours de la chapelle ; l’air est rempli d’exhalaisons et d’odeurs de cuisine assez peu agréables, provenant de coqueries de poissons et de saucisses en plein air, près des tentes qui regorgent de buveurs bruyants, dont les chopines se vident et se remplissent sans cesse de cidre et d’hydromel. La chapelle est pleine, et, tout autour, sur le gazon de l’enceinte qui l’environne, à l’ombre des châtaigniers, sont assis des pèlerins et des pèlerines, avec leurs baguettes blanches de saule ou de coudrier écorcé, leurs chapelets à la main, et priant tous avec une dévotion fort édifiante. De tous côtés l’on entend les voix lamentables des mendiants. »
Perros –Guirec aurait pu s’endormir tandis que dans les lointains irisés se dissolvaient les cris des monstres pétrifiés et que s’écaillaient les habits polychromes des saintes faiseuses de miracles, si des temps nouveaux n’y avaient attiré des pèlerins d’un genre peu conventionnel sur lesquels l’aspect « sauvage » voire « barbare » de la péninsule armoricaine faisait presque autant d’effet que la prairie américaine ou la pampa argentine.
Curieusement, alors que jusqu’à une époque tardive, les chaos de Ploumanach exercent sur les visiteurs étrangers une sorte de répulsion, à la fin d’un XIX e siècle pas si stupide qu’on se plut à l’écrire, les paysages vont se trouver soudain transfigurés.
Les lieux séduisent d’abord les intellectuels et écrivains, qui, regroupés autour de l’académicien Charles le Goffic et de son ami Anatole Le Braz, bientôt rejoints par Gabriel Vicaire, constituent un cénacle de poètes attachés à leur envoûtante magie. A ce petit monde inspiré, la pension Le Soleil Couchant de la mère Aimée Le Gall sert de repaire, de repère et d’amer aussi salvateur que l’auberge Gloanec à Gauguin et ses amis nabis de Pont-Aven. C’est même chez la fière vestale de la Clarté que Vicaire élit domicile, y dormant dans son lit-clos attitré, lorsque épuisé par un culte assidu au Bacchus celtique servi avec foi et dévotion en compagnie de son fidèle « sacristain » Jacoïk, il vient prendre un repos réparateur.
Les peintres ne tardent guère à rejoindre les bardes dans un paysage dont ils vantent les lumières et l’authenticité. Peut-on parler d’ « Ecole de La Clarté », comme on parle de celle de Pont-Aven ? J.E Poirier s’y risque, citant pêle-mêle J. Whistler et E.Lansyer qui sillonnèrent les lieux dès les annes 60 et 70 du siècle dernier, puis Maufra, Challié, Alix Gausson, Hanicotte, Mathé, Clouard et le grand Maurice Denis, à qui la Maison des Traouiero, en collaboration avec le Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Brieuc consacra une riche rétrospective en mai 2001.
Dans le sillage des artistes, du pinceau ou de la plume, profitant du marc’h houarn, le chemin de fer qui depuis 1881 relie Paris à Brest, Plouaret à Lannion et depuis 1906, Lannion à Perros, s’installent les premiers touristes qui vont donner à la petite bourgade trégorroise la physionomie qu’on lui connaît aujourd’hui.
C’est Trestraou qui ouvre le bal avec dès 1885, la construction par Joseph Le Bihan, de l’Hôtel de la plage, où le philosophe Ernest Renan aime à réunir ses amis parisiens habitués des épiques Dîners Celtiques. Le la est donné. Perros, de petit bourg vivant au rythme des marées à l’ombre de ses clochers de granit, va devenir l’une des cités les plus élégantes de Bretagne.
Tandis que la population passe de 2920 âmes en 1881 à quelque 4432 en 1931, les sites de Trestraou et Trestignel se couvrent de villas, des plus simples aux plus sophistiquées, dont les noms Ker Edith, Bon Accueil, Ker Gitane, Shamrock, Ker Awel, fleurent bon la « Belle Epoque » . Des arcs plein cintres de Silencio, la demeure dessinée en 1894 par les architectes Gelis-Didot et Lambert, disciples de Viollet Le Duc, aux audaces nationalistes bretonnes du mouvement Seiz Breur représenté localement par James Bouillé, tous les styles se côtoient dans un climat où dominent les éléments de bois recouverts de peinture blanche.
Et, preuve qu’au fil des ans, ces styles sans unité véritable entre eux en dehors d’une fonctionnalité estivale, ont fini par se faire accepter des indigènes et des architectes urbanistes, depuis 1983, une large partie de la commune de Perros est classée Zone de Protection de Patrimoine Architecte Urbain, une appellation qui répond à un cahier des charges très rigoureux.
Le port de la rade, aménagé en 1969, permet aux bateaux d’y être toujours à flot . C’est ici que depuis l’été 2003 se réunissent les Fife, Cornu, Sergent et autres « formule un » des mers qui firent les joies de la plaisance fortunée au début du siècle dernier. L’on peut, entre un vieux gréement et une coque plastique flambant neuve, y admirer une centaine de ces pur sangs de bois et de toile qui , à l’occasion de la course « Perros Classic », régatent pour le plaisir des yeux entre le havre trégorrois et le port anglais de Dartmouth. La présence du Pen Duick 1er, le bateau historique sur lequel Tabarly remporta en 1964 la Transtlantique en solitaire, est toujours un événement.
C’est que la ville de Saint Guireg a toujours la tête hauturière, les yeux et les rêves tournés vers le large.
Niché au fond du port de la rade, le café de Léontine Le Jouan- Titine de son nom initiatique- sur qui ni les tempêtes furieuses qui s’abattent sur le secteur dès l’arrivée des « mois noirs » (3), ni celles de la modernité galopante, n’ont eu de prise, veille comme un amer salutaire sur les marins du port. Et si les plaisanciers ont remplacé depuis des lustres les laboureurs des mers qui ramenaient de généreuses provendes de crabes bruns et de langoustes bleues, l’atmosphère n’a guère changé depuis le début des sixties. Comme si les aiguilles de la vieille pendule coincée dans l’angle du saint tabernacle s’étaient arrêtées en l’an de grâce 1964. « Des pêcheurs, il n’y en a plus beaucoup aujourd’hui, regrette Titine, droite comme une vierge de Kildara derrière son autel où trône comme un ex-voto une tirelire en forme de vedette de la SNSM. Il y a quarante ans, lorsque j’ai acheté l’établissement aux filles le Ranguer, je préparais des quantités de homard mayonnaise débarquées par les pêcheurs qui les offraient facilement aux clients. » Temps de cocagne et paradis terrestre pour Jean Hervé, un fidèle zélateur, qui, la casquette de loup de mer vissée sur la tête, se souvient avec émotion de sa vie de gardien de phares plantés droits sur le plancher des vaches, à Nantouar, au Colombier, à Kerprigent et Ploumanach. Titine, elle, de son temple au papier peint bleu où voguent les bateaux à voile, garde les âmes avec autant de conviction que Jean veillait sur les feux.
Du Curragh à Ploumanach , où de grandes icônes murales incitent le pèlerin à vouer un culte assidu à Saint Jameson et Saint Paddy, au Vieux Gréements où Rosanne Henry, la seule maîtresse à bord après Dieu, reçoit le client derrière son bar en demi-coque, c’est à une régate olfactive et gustative que convient les enseignes de vaisseaux de pierre perrosiens.
Dans son décor de chaudes boiseries de pin d’une vieille maison d’armateurs métamorphosée en haut lieu de la gastronomie bretonne, Rosanne hisse les couleurs, lançant tous les soirs des courses de l’América aux parfums de cidre du terroir. L’Etoile, la Sapho, l’Australia, la Victoria ; autant de fiers esquifs qui ont un jour remporté le prestigieux trophée. Une seule « fausse » note ; la Saint Guirec : une galette aux épinards, à la crème fraîche et aux œufs qui ravit le palais des visiteurs de l’ancienne Gaule cisalpine.
Le Sant C’hireg(4) ? A l’évocation du nom prestigieux, les yeux de Loïc Ollivier se prennent à clignoter comme les lanternes du phare des Triagoz.
Le Sant- C’hireg, lance Loïc dans un souffle : « Un beau bateau emblématique de la région ! C’est un dundee camarétois : une grand-voile, une voile de flèche et deux tape-culs et devant un foc et une trinquette sur bout dehors. Un beau bâtiment d’une quinzaine de mètres qui appartient à Denis le Braz. »
Denis Le Braz est avec Loïc l’un des trois co-organisateurs des Fêtes du patrimoine maritime de Ploumanach qui, tous les quatre ans restituent au vieux port ses couleurs, ses parfums et son atmosphère d’antan. D’un temps où tous les hommes épousaient la mer, pour le meilleur et pour le pire. Comme Pierre Le Gaouyat, fils et neveu de Terre-Neuvas qui trente ans durant bourlingua sur des cargos entre les côtes d’Afrique et celles du Canada. Pierre aujourd’hui taquine le bar entre les rochers de Ploumanach avec son fils Jean-Paul, lorsque celui-ci n’est pas à la barre de l’Ar Gentilez, réplique construite en 1992 d’un flambard goémonier de la baie de Lannion. Un bateau de charge à la coque ventrue à souhait. « Les flambards sont des deux mâts avec gréement au tiers, lâche Loïc Ollivier, sur le ton de celui qui sait, avec misaine, foc et trinquette sur le bout dehors et un taillevent derrière. » Avant de préciser, sans forfanterie : « Des bateaux durs à la manœuvre. Au près ils ont un comportement déplorable. Mais ils marchent bien au portant ! »
Le patrimoine maritime ici s’appelle aussi l’Aimée Hilda, le fier bateau de la SNSM. Un véritable insubmersible de 11, 50 m hors tout, construit avec double coque de chêne, avec des caissons d’étanchéité pour assurer la flottabilité en cas de choc. Mis à l’eau en 1950, il a pris une retraite bien méritée en 1975 avant de connaître une seconde jeunesse sous la main de passionnés du patrimoine maritime.
A deux pas de la Maison du littoral, un long bâtiment blanc scrute l’océan et l’armada pétrifiée des Sept –Iles. Serge Daude, gendre de l’ancien patron de l’Aimée Hilda et du Jean De Noyel qui lui a succédé, vient de prendre son service aux côtés de Roger Gad qui, après 35 ans de marine au long cours, veille aux destinées du Président Toutain, une merveille de 15, 5 m sur 4, 50 équipée de deux moteurs de 450 chevaux.
C’est qu’entre les Sept-Iles, les Roches Douvres et les Triagoz qui veillent au large sur le salut des marins et des anaon, la mer n’est pas toujours cette grande bleue lascive et alanguie pour le plaisir des vacanciers. La belle sait montrer ses crocs et se transformer en monstre glauque et liquide. Comme ce 10 novembre 2002, lorsqu’elle avait renversé le catamaran d’un certain Frank Camas ou en juillet 1998, quand des enfants livrés à eux-mêmes par l’irresponsabilité d’un « stakhanoviste » de la soutane avaient erré sur les flots pendant trois jours avant d’y être engloutis…
Thierry Jigourel, 2005, Edition Déclics
1) Selon certains historiens, il n’est pas sûr que la limite du territoire des Osismes soit passée à l’est du site actuel de Perros, qui relevait peut-être encore de celui des Coriosolites.
2) Perros releva ainsi jusqu’à la Révolution du diocèse de Dol.
3)Orthographe bretonne de Guirec
4) Miz du et miz kerzu, c’est ainsi que l’on nomme en breton, les mois de novembre et de décembre.
5) Derrière le mot sant, le breton trégorrois donne une mutation idiomatique de «g » en « c’h ». (source Gireg Konan)
6) Collectif pour «les âmes » ( des défunts)